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Il y a une corvée qui revient inévitablement lorsque l’on habite sur la route et qui demande une stratégie et une organisation paramilitaire, je parle du lavage du linge. Avant de partir à l’aventure j’avais retourné la question dans tous les sens et cherché quelle serait la meilleure façon de gérer cette corvée sans trop nous prendre la tête. Finalement j’avais pris la décision d’investir dans une petite machine à laver de camping qui rentre dans notre coffre. Cette dernière nous a par exemple été super utile l’été dernier, lors de notre voyage dans le nord de l’Espagne. C’était très facile de trouver une petite rivière pour remplir le tambour de la machine, essorer (l’essorage est super efficace, on en est vraiment contents), puis faire sécher quelques heures sous un soleil de plomb. Mais ça, c’est l’été ! Tout est toujours plus simple en été. En Albanie, en ce mois de décembre, pas d’autre choix que de passer par une laverie automatique pour laver nos vêtements qui s’accumulent depuis plusieurs semaines. On a eu beau partir avec une tonne de sous-vêtements, la pile finit inévitablement par s’épuiser… Le hic, c’est qu’à l’heure où j’écris ces quelques lignes, le pays possède en tout et pour tout un seul et unique lavomatique. Il se trouve dans le quartier étudiant de Tirana, capitale du pays.  Naviguer dans les grandes villes avec Léonard, ce n’est pas ce qu’on préfère faire, mais pas le choix. Quitte à nous rendre là-bas, on décide d’en profiter pour visiter rapidement la ville.

Nous décidons d’abord de nous rendre en périphérie de la capitale pour découvrir un lieu mystérieux et intriguant : Bunk’Art I. Comme son nom le laisse deviner, il s’agit d’un bunker, oui, mais pas n’importe lequel. Il s’agit du plus grand bunker d’Albanie, construit secrètement entre septembre 1972 et juin 1978 et commandité par le dictateur Enver Hoxha. Sans rentrer dans les détails d’une histoire que je ne connais pas très bien, je peux quand même vous dire sans me tromper qu’à l’instar de certains dirigeants de notre époque, Enver Hoxha était un grand paranoïaque. Lorsqu’il est au pouvoir, le pays qui est alors une dictature communiste, se radicalise et rompt ses liens avec ces précédents alliés ainsi que ces voisins. Le pays se coupe en quelque sorte du reste du monde et Enver Hoxha est persuadé qu’une attaque aura lieu. Il instille sa paranoïa auprès de son peuple et met en place un plan de « bunkerisation » sur tout le territoire. Sur les 207 000 bunkers commandés, 168 000 seront construits en Albanie en l’espace de 20 ans. Aucun ne servira jamais. Quand je vous disais paranoïaque…

« Ces constructions sont toujours omniprésentes dans le pays, avec un bunker pour onze habitants et une moyenne de six bunkers pour chaque kilomètre carré de terrain »

– Source Wikipédia

C’est donc après un petit voyage en Corée du Nord en 1964 que Enver Hoxha a l’idée de faire construite ce bunker géant dans la capitale afin de protéger la nomenklatura d’une potentielle attaque nucléaire (pendant que le reste du peuple doit rationner la nourriture). Le type a vu grand: 2685m2, 5 niveaux, 106 pièces dont des appartements privés de luxe pour le dictateur et son premier ministre.

Aujourd’hui, ce lieu surprenant a été réhabilité pour devenir un espace culturel et artistique retraçant l’histoire moderne du pays. L’expérience proposée est à la fois ludique et immersive. On déambule dans de longs couloirs, on enjambe les sas de décontamination. Chaque pièce explique et illustre un aspect de l’histoire de l’Albanie. Les appartements privés sont restés tels quel afin d’entrevoir le luxe et l’extravagance du dictateur (si si, un bureau privé avec une chambre et une salle de bain avec eau chaude dans un bunker 100 mètres sous la montagne, c’est un sacré luxe). Les photos, les expositions et les œuvres artistiques s’accompagnent de jeux de sons et de lumières. Visiter ce lieu est une expérience vraiment unique et on ressort un peu hébétés de ces deux heures passées dans les profondeurs de la terre à arpenter ce lieu improbable, né des délires paranoïaques d’un homme. Il faut quelques minutes à nos yeux pour se réadapter à la lumière du jour et quelques minutes à nos cerveaux pour se rappeler qu’on est en 2022.

Après avoir visité Bunk’Art, nous prenons donc la route en direction de la fameuse laverie automatique située au cœur de la capitale. Juste à côté, nous avons repéré un parking payant pas très cher, surveillé par un gardien et dans lequel on peut passer la nuit. Parfait. On lance le GPS et let’s go !.. Si vous avez déjà été en Albanie et / ou à Tirana, vous devez sentir venir l’embrouille…

 

Au bout de quelques minutes, alors que l’on suit sagement notre GPS et qu’on s’est engagés dans une petite rue en sens unique avec des voitures stationnées sur un côté, un mec qui passait tranquillement par là nous fait un petit « non » en agitant son doigt… Le jeune albanais (qui doit avoir à peu près notre âge et qui ne parle pas trop mal anglais) nous explique alors qu’on ne pourra jamais passer et qu’il faut qu’on fasse demi-tour. Si vous nous aviez-vu… c’est le demi-tour le plus difficile et le plus stressant qu’on ait eu à faire jusque-là. On est passés à deux doigts de perdre un rétro et d’égratigner 2/3 voitures. Je ne sais pas combien de temps nous avons mis pour réussir à nous extirper de cette situation, un temps qui m’a semblé une éternité, malgré l’aide de ce sympathique Albanais. Alors que nous sommes enfin sortis de cette situation infernale, on prend quelques minutes pour déstresser et remercier notre bon samaritain. Jules en profite pour lui demander conseil sur l’itinéraire à suivre pour se rendre au parking. Le mec réfléchit… longtemps… Un voisin se joint également à la réflexion… personne n’est trop sur (ça vous donne une petite idée de la cacophonie qu’est la circulation dans cette ville !). Finalement, le jeune albanais nous regarde et nous dit « attends là, j’arrive ». Et le voilà qui revient 2 minutes plus tard au volant de sa voiture et qui nous lance : « suivez-moi, je vais vous guider ». On est samedi, cela fait déjà ¾ d’heure que ce mec nous aide alors qu’il avait certainement mieux à faire… On met là le doigt sur un aspect qui nous a beaucoup marqué dans ce pays : la gentillesse et la générosité exceptionnelle des albanais.

Il va donc nous guider dans cette capitale infernale, en demandant régulièrement conseil aux passants et mêmes aux policiers (très présents dans ce pays). Grace à cet homme nous trouvons enfin le parking sans rencontrer d’autre galère. Il va même aller jusqu’à négocier le prix du parking et faire l’interprète auprès du gardien. On le remercie longtemps, on lui propose même de le dédommager financièrement pour le temps qu’on lui a fait perdre. Il n’accepte pas nos quelques billets. Avant de s’éclipser, il nous dit en nous serrant la main : « Le jour où je viendrai dans ton pays, peut-être que tu me rendras mon coup de main ».

Après ce petit ascenseur émotionnel, on décide d’aller se détendre en partant à la découverte du centre-ville. Pour la lessive, on verra plus tard. Comme la nuit tombe, je prends peu de photos, mais on découvre une capitale vivante avec de grandes rues et de grandes places. En passant près d’une fête foraine, alors qu’on parle entre nous, un albanais nous accoste en anglais pour nous souhaiter bonne chance pour la coupe du monde de football 2022 qui n’a pas encore eu lieu. Puis alors qu’on se demande quelle rue emprunter ensuite, il revient nous voir en nous disant qu’il est guide touristique dans la capitale, et il nous conseille donc un itinéraire à emprunter pour découvrir les bâtiments principaux, puis un quartier sympa pour manger et boire un verre. Pour la deuxième fois de la journée on remercie un albanais pour sa bienveillance et son accueil spontané. On fait un tour dans la ville. On entend des bruits de crissements de pneus, on ne comprend pas pourquoi la police n’interpelle pas celui qui semble faire un rodéo dans la ville… jusqu’à nous rendre compte qu’il y a bel et bien une course officielle organisée au bout de la rue. Comme on n’a clairement pas le même profil que le public présent, on décide plutôt de se rendre dans le quartier qu’on nous a conseillé pour aller boire un coup, somme toute bien mérité !

On se rend au « Radio Bar », dans le quartier cool et branché de Blloku. On commande deux cocktails délicieux qu’on sirote en terrasse dans un décor éclectique et coloré. L’ambiance est si agréable qu’on prend aussi quelques encas avant de reprendre le chemin de la laverie. Notre linge sale ne peut pas attendre plus longtemps.

En nous rendant à la laverie du quartier étudiant à 22h, on a l’avantage d’avoir la place presque pour nous. On enfourne notre linge et je sors mes grilles de mots fléchés. C’est une excellente activité pour faire passer le temps dans les laveries, je vous recommande vivement d’essayer. J’interromps ma réflexion lorsqu’un albanais (dans la trentaine, comme nous) me demande si la laverie dispose d’une prise pour recharger son téléphone. Je lui indique celle qui se situe à côté de moi et en digne représentant de son pays, ce jeune homme va immédiatement entamer la conversation avec nous. Il nous explique qu’il est militaire, il nous montre même sa carte officielle. Il nous demande si on est contents d’être ici, il nous parle de sa vie, de son métier, de la France où il a déjà eu l’occasion de se rendre. Il nous raconte qu’il sait que les albanais n’ont pas une très bonne réputation chez nous et comment il a vu le comportement de français changer lorsqu’il disait sa nationalité. On lui a promis qu’en rentrant en France on ne tarirait jamais d’éloges en parlant de la sympathie des Albanais. Il nous propose d’aller boire un verre mais j’ai toujours mes petites culottes qui tournent dans le tambour de la machine à laver alors on lui dit au revoir et je reprends ma grille de mots fléchés, le cœur allégé par la bienveillance dont on nous aura fait preuve toute la journée.